Big Blues

Publié le par nicolas dumolié

Policé je vivais sans accroc. Je ne nourrissais aucune idée noire, et les gens me permettaient dans le regard qu’ils portaient sur moi une existence possible sans pour autant que je dégage un intérêt. Je travaillais dans une société d’import-export, me chargeant d’acheter des fournitures pour les revendre avec profit. J’étais mon seul patron, et je ne désirais qu’une chose : avoir une femme à moi, connaître l’amour qui rend normal. Je puisais dans mes pensées qui se dérobaient au regard des autres un univers sensible. Pourtant cet univers dans lequel je flottais, comme une âme sans corps, m’enfermait dans un monde duquel j’avais des difficultés pour m’échapper : plus réel que la réalité était ce monde intérieur. Je souffrais d’un manque de lucidité, lorsque accroché aux lianes filandreuses de mes rêveries, sorte d’insecte pris dans la toile d’une araignée, je retournais à la vie et ses soucis concrets. Je parle de soucis, mais j’étais affable et les gens autour de moi, ne me causaient pas de disputes, violence intempestive que ma nature fragile aurait eu du mal à supporter. Ainsi j’étais au sommet d’un pic, attablé devant une table de chêne, longue, ou les plats posés par un majordome entièrement dévoué, fixaient mon appétit en fumant avec douceur devant mon regard. Les femmes, je les désirais, mais je me les rendais inaccessible par la monotonie de ma vie.

Un jour une femme belle, débarqua dans mon bureau, envoyée par la société mère de laquelle ma filiale dépendait. L’envoyée du ciel, des hautes sphères du pouvoir, mais surtout d’un monde ou seuls, les gens obstinés et sûrs de leur jugement, pouvaient prétendre accéder, était d’une prestance certaine. Je dis l’envoyée du ciel, car le bouleversement que subit mon âme à son entrée dans l’habitude routinière de mon bureau, qui rendait les choses, décorations ou dossiers, immobiles, presque imperceptibles à mon regard lassé d’intérêts, me plongea toute la journée dans des chimères totales : le fond de mon être était habité d’une figure aux traits fins qui se projetait sur la toile, en un plan fixe, de mes rêveries. Et l’esprit et le ciel étaient tous deux des entités infinies et insondables. C’était ça, une folie douce, comme un alizé dépoussiérant mes rêves, animant d’émotions l’attention, comme des signaux faisant signe, et appelant à une prudence, en excitant l’appel de la réalité d’un danger. Mes rêves me paraissaient plus délicieux. Plus proche est la déception, plus l’espoir se charge en nous d’une vertu palpable. Le soir, rentrant chez moi, mon esprit se trouvait visité de tourments, je m’apercevais que notre conversation avait été purement professionnelle. Las de ma journée, passée à donner des coups de fil pour négocier des contrats comme l’achat d’un stock de mannequins en plastique made in China, je me jetais sur mon fauteuil, et décidais de construire mon refuge à illusions.

D’abord une douche, puis un verre de bourbon, dégusté, les volets clos malgré la lumière du jour encore vive, je m’allongeais sur le divan de mon salon et fixais à la lumière crue et artificielle d’une ampoule qui pendait du plafond, l’espace blanc de mes murs vides de décorations.

Le paysage se dessina, une ville, les débris d’une ville, bombardée, détruite. Je marchais dans les rues pointant du regard ça et là la verdure et la sauvagerie de la Nature qui reprenait ses droits. Un paysage dévasté, la désolation après l’Apocalypse, les hommes criminels avaient mis fin à ce qui avait été un lieu de vie. Il fallait exister seul, et ce monde recelait peut-être des dangers. Je vins jusqu’à un bâtiment dont la structure restait encore en partie debout. J’y entrais. Elle était là, elle dormait, allongée sur une couverture. Je m’approchais, je la regardais. Elle dut sentir ma présence, et d’un sursaut après avoir entrouvert les yeux elle se recroquevilla. Me jetant un regard apeuré, le visage tendu, prête à agir pour se défendre.

Je m’accroupissais, et doucement mon visage à la hauteur de ses yeux, j’allongeais mes bras pour l’étreindre. Elle eut un moment de recul et lorsque ma main effleura son visage, un moment d’abandon. Puis elle fondit en larmes. Secouée de sanglots, elle disait le chaos: « tous ces morts !, la lumière qui aveugle, les débris soufflés, la tempête de chaleur, les cris… ».

Nous sortîmes du bâtiment, le soleil baissait et allongeait dans un crépuscule horrible, les ombres des vestiges de la ville.

Nous cherchions un endroit ou il y aurait des survivants. Nous appelâmes mais aucune voix nous répondit. La nuit tombante, nous décidâmes de trouver un lieu pour dormir. Sous une coupole de verre, vestige de l’ancienne gare, nous nous serrâmes l’un contre l’autre et enfouis sous des morceaux de toile de rideaux, nous nous endormîmes. Je sentais le corps de cette femme contre le mien : ressentir qu’on est indispensable à quelqu’un, parce que tous sont morts, et qu’on n’est plus que deux, m’emplit d’une satisfaction, qui me ramenait aux scènes primordiales des premiers moments de ma vie.

Un cri me réveilla : la télévision diffusait un film d’horreur, je l’avais laissé allumé dans la pièce voisine. Je me levais péniblement, j’avais bu un peu trop. J’éteignais l’écran, une femme blonde hurlait, sa robe en sang. L’écran de mon réveil indiquait cinq heures du matin, je décidais de ne pas me recoucher, et me dirigeant vers la cuisine, je mettais en marche ma machine à café. Les lueurs du jour pointaient entre les persiennes. Faire des rêves obsédants, toute ma vie était faite de rêves parallèles, d’un vide, d’un manque, toujours aussi vide. Mes rêves, comme les pierres du banni du mythe de Sisyphe, ne m’aidait pas à mieux vivre, mais à oublier que je vivais, seul.

Je retournais au bureau, l’esprit vide. Je me remis à mes dossiers, mes coups de téléphone, gérant au mieux les achats pour le groupe dont je dépendais. Le prêt-à-porter embellit les femmes. Je voyais des catalogues de nouvelles robes, nouveaux dessous, des femmes très belles figées sur papier glacé. Aimer faisait parti de l’autre monde, celui de l’esprit, l’admiration de mannequins posant sensuellement m’émoustillait sans que je puisse ressentir un quelconque sentiment, comme n’importe quel homme. Cette nécessité que le corps devait vendre, que le corps dans cette société de marché, relevait d’un prix, le corps objet qui faisait de tous des voyeurs, me causait quelques scrupules. J’avais la rage d’aimer, pouvoir aimer malgré tous les canons qu’une société prétendument libérale imposaient dans l’inconscient des individus : la femme parfaite, ne pas prendre les mirages des magazines de mode pour une réalité, ne pas même être tenté pour éviter de frelater son désir, d’exiger trop. Celui qui n’existe pas, finit par vivre par procuration, dans une société où tout s’expose même l’inavouable, même l’intimité. C’est contre ce travers que je n’avais cessé de lutter, pourtant mes rêveries me dupaient, me faisant miroiter des femmes parfaites entièrement soumises. Les désirs enfantins de sevrage qu’une consommation frénétique provoque en nous la société, rendent l’absolu souhaité, le bonheur total montré à l’écran, presque exigé au vue des temps de crise passés.

L’état de demi-conscience dans laquelle me plongeait la routine de mon travail, était doux, je lévitais au-dessus de mes dossiers. Une reproduction d’un tableau fait par un artiste moderne, était accrochée au mur : des nuances de bleu, progressant vers le haut du plus clair au plus foncé. Ces marches progressives du bleu clair, presque blanc, au bleu foncé, évoquant les fonds de la mer, appelait à une démarche sensuelle de plongée au fond d’une étendue d’eau. Pourtant l’artiste avait inversé le processus sur sa toile, il s’agissait de monter pour parvenir au plus profond. C’était la quête spirituelle de ceux qui veulent se débarrasser de la matérialité qui dans toute vie prend une place importante.

On peut être actif et avoir le sentiment de totalement dépasser l’action. Comme si tout ce qui nous rattache à la société en tant qu’élément producteur, n’avait aucune importance, ne pesait pas de poids : le poids de l’être, mesurer sa valeur, l’impondérable en soi était le but vers lequel souvent mon esprit allait. Cette lutte contre la possession et la futilité, le dégoût que provoque en soi le fait de trop posséder au vue de certains, m’angoissait. Aucun échappatoire, la morale est un principe qui se met chaque jour à l’épreuve. Le moindre sursaut de la misère jetée au visage et atteignant son but, cette révélation de l’autre et de ses difficultés, était une blessure qui me marquait au fer rouge, la vie est ailleurs mais où ? De pensées chassées en pensées chassées, on oubliait, tout traumatisme prenait place dans la parcours d’une vie, y restait, était dépassé, laissant amer ou perdu. La vie, cette pulsion qui faisait vivre le collectif, empêchait un suicide général, maîtrisait le corps social qui se maintenait debout et avançait vaille que vaille, allongeant sa vision sur l’avenir grâce à des statistiques, ou des réflexions.

Je décidais de composer un monde à ma mesure duquel je serais le seul démiurge où les choses seraient prévisibles et s’accorderaient à mes désirs. D’abord il fallait ramasser le plus d’argent possible et acheter un lieu perdu dans une contrée inhabitée. Je me sentais prêt à faire ce voyage, de l’extérieur vers le monde intérieur. Du ciel ou de l’esprit lequel est le plus vaste ? C’est la question que je me posais.

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C
Nicolas, le déroulement de cette nouvelle, nous montre ta douleur de vivre seul ! Tu aimerais aimer une femme, les êtres humains ne sont pas fait pour vivre seuls ! Tu as besoin d'amour et de tendresse ! Tu décris parfaitement tes émotions, tes sentiments, tes attentes etc... Nicolas, la vie est un combat perpétuel !
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K
Pas mal....
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