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Publié le par nicolas dumolié

La Fleur animée

ou la face cachée de l'évolution

L’oncle de Tommy avait été un disciple du naturaliste Lamarck. Il rendait visite à ses parents et était enchanté par l’intelligence de son neveu à qui il confiait sa passion de la biologie. Profitant de la rente de son domaine foncier modeste mais suffisant, il n’avait eu de cesse de poursuivre ses propres recherches personnelles en ce qui concerne la vie non-humaine, celle des êtres qui peuplaient le monde et qui ne pensaient pas « je ». La curiosité des autres espèces était pour lui naturelle. Il avait une vision panthéiste et poétique de l’organisation de ce qu’il nommait le « principe Vie » sur la Terre. Il aimait les poètes qui chantent la Nature et l’art qui lui emprunte ses atours. Ainsi les jardins qu’il affectionnait classique à la Le Notre, spirituel à la japonaise à l'image des récits qu'on lui en avait fait, les jardins incarnant une culture, un modèle de pensée.

Il avait lui-même sur son domaine une grande variété d’espèces végétales qu’il avait commandé aux comptoirs commerciaux des colonies britanniques. Bien sur le climat anglais, même du Suffolk, ne convenait pas à ces plantes, ainsi il avait fait construire des serres qu’il alimentait au courant que créait son prototype de dynamo à vapeur. A la lumière artificielle, chauffées à la température souhaitée, ces serres parvenaient à rendre un succédané de climat tropical. Tommy, parfois, allait se rendre compte des progrès que les croisements par greffe réalisaient sur les plantes sur leur ténacité à résister au climat, lors de séjours de vacances chez son oncle.

Tommy avait neuf ans lorsque il décida de créer sa propre encyclopédie vivante, le premier zoo entomologique du monde. Enfermer, garder, surveiller, étudier l’énergie vitale de ces créatures qui avaient une valeur que les machines n’auraient jamais, ainsi animées par un esprit divin. Il était le gardien de ce monde miniature d’insectes et aimait le pouvoir que lui conférait son zoo qui lui donnait une image de lui-même de savant collectionneur. Lui-même dans la force de son enfance, au moment où s'imaginer côtoie la raison et l’ambition naissantes, ressentait la vie à son optimum. Plus grand il allait faire ce que son oncle n’avait pas fait : voyager.

Tommy avait grandi et son enfance s'était déroulée à s'adonner à sa passion plus qu'à des jeux d'enfant. Pourtant il avait un compagnon, Sam, dont la ferme voisinait la propriété de sa famille.

Sam, lui aussi enfant solitaire, s’ennuyait et surtout rêvait de quitter sa contrée froide et pluvieuse. Le temps était souvent gris, le brouillard se levait impromptu et isolait la métairie ou sa famille vivait. La nuit, quand le vent soufflait, on entendait la mer se briser sur les côtes à deux miles de là. La proximité de la mer, l’absence de soleil avaient presque soufflé à Sam sa destinée de marin dans la marine commerciale. Il avait décidé de partir là où le soleil et les vents étaient chauds. Abandonnant ses études, il s'était engagé comme mousse sur le Breeztwin. Il faisait ses classes à la dure vie maritime, s'habituant aux taches répétitives que chaque élément de l'équipage devait fournir, n'étant qu'un mousse parmi d'autres mousses, soumis à la hiérarchie, s'épuisant à lever les voiles, à nettoyer le pont, et toute tache subalterne que l'entraînement à la compagnie des autres rend plus facile. Se fondant, se transformant en marin, peu à peu il prit goût à cette vie de souffrance où perdu au milieu d'une immensité liquide, on devient un homme. Au fond de lui il ne perdait jamais de vue que l'intérêt du départ est d'arriver quelque part, qu'il faut traverser les océans et les mers pour rallier un continent autre, et que sa motivation première était de découvrir le monde. Sam effectuait des liaisons avec les Antilles, le Breeztwin chargeait des produits manufacturés à Londres et les échangeait contre des matières premières dans les îles des Caraïbes. Là il avait tout le loisir lors du mouillage du navire, de descendre en ville et profiter de sa solde. Il fréquentait comme tout bon marin les bars ou se croisaient les équipages, les autochtones créoles. Un des marins de l'équipage, un noir du nom de Joshua avec qui il s'était lié d'amitié, l'amenait faire des excursions plus en dehors, plus profondes à la périphérie, là ou s'entassait la population indigente qui vivait à peine libre sans sou. Joshua lui faisait découvrir le culte vaudou, les superstitions syncrétiques étaient fascinantes pour Sam, lui né de parents métayers à la profonde conviction protestante. L'étrangeté l'attirait, et les gens qui entraient en transe au son de percussions étaient un spectacle païen mais envoûtant lorsque la boisson, ou des substances levaient les inhibitions. La voix des morts, des esprits parlaient à travers la bouche de ces passeurs qui reliaient le monde des morts et celui des vivants. Et Sam se prenait à se laisser prévoir son avenir par ceux qui étaient hors du temps. Les mixtures que l'on préparait pour ces rituels, étaient à base de plantes qui poussaient sur l'île. Un soir Sam se troubla tellement, que son esprit plongea oubliant tout de sa vie passée. La consommation d'alcool, de drogues l'avaient fait glissé dans cette zone indéfinie où il ne parvenait plus à faire la différence entre la magie vaudou et la réalité. Il était porté manquant à l'appel de l'équipage de même que Joshua. Le Breeztwin levait l'ancre, son capitaine pestant contre ces marins qui ne respectaient pas leur contrat.

Puis un jour il avait refait surface, un matin, ayant fréquenté l'inquiétante altérité d'un monde autre, perdu au milieu de fantastiques hallucinations. Il ramenait de sa plongée dans le monde des esprits vaudou, des récits d'endroits fréquentés par des puissances surnaturelles. Il était revenu en Angleterre, avait repris contact avec Tommy qui fréquentait l'université d'Oxford. Désormais, il avait changé, il avait un air détaché, et manifestait de longs silences, les yeux tournés en lui, quelque chose semblait l'appeler. Il avait acquis des connaissances occultes de mixtures de plantes, de prières païennes, d'envoûtements, de rites, d'univers inconnus des étudiants que Tommy fréquentait et de leur savoir cartésien et scientifique.

La destination qui semblait offrir de grandes promesses en découvertes naturelles était celle de l'Amérique du Sud, en particulier ses forêts épaisses tropicales aux atmosphères délétères et moites. L'or avait d'abord été l'objectif qui poussait les soldats conquérants à s'enfoncer plus profondément dans la forêt amazonienne. Les missionnaires avaient suivi leur trace afin de baptiser, de sauver des âmes, de propager le culte catholique, mais surtout de faire des Indiens des esclaves soumis, intégrés à l'Empire. Puis l'intérêt scientifique avait fait la concurrence aux autres motivations: pillés, catéchisés, puis sujets d'études, voilà ce que les Européens avaient réservé comme destinée à ces pays.

Tommy avait monté l'expédition, trouvé des fonds auprès de riches personnalités, d'académies de sciences, de cercles érudits, pour financer son entreprise. Arrivée dans un port qui bordait l'Océan atlantique sur la côte du Brésil, l'expédition menée par Tommy et Sam avait eu vent de récits d'êtres vivants extraordinaires, d'une vallée des monstruosités que les tribus d'indiens évitaient et qu'un prêtre jésuite, le père Sinrey mentionnait dans ses carnets personnels où il consignait les bruits qui courrait dans ce territoire encore livrée aux esprits animistes qu'est la forêt vierge. Cela était confirmé dans les bars à travers les bribes de paroles d'aventuriers au regard fou et aux yeux jaunis par l'alcool, enfiévrés par le désir de l'or qui suppliciait leur esprit. Ainsi le récit de légendes avait mis l'expédition sur les traces de la vallée où existaient des formes baroques de vie.

Les premiers temps, l'expédition remonta le fleuve Amazonie, se dirigeant à travers les méandres de ses nombreux bras d'après les indications d'un Indien qui avait été membre de la mission du père Sinrey. La moiteur et la chaleur combinées, les moustiques, les serpents qui glissaient dans l'eau, dangers silencieux, les cris des oiseaux d'une stridence soudaine qui fendaient l'air, les singes répondant par des hurlements: tout cela semblait n'être issu que de la création d'un dieu fou, qui aurait libéré le paysage infernal de cet environnement aux sons, aux odeurs, aux couleurs étrangers et dangereux. Un théâtre aux décors corrosifs.

Les déplacements se faisaient tantôt en remontant le cours des bras du fleuve, ou par voie terrestre en transportant les embarcations. Le périple était épuisant, les vivres encombraient les marcheurs ainsi que les fusils et la poudre. Entre Sam et Tommy, les relations étaient de nature conflictuelle, ils n'étaient plus les amis d'autrefois, et leur caractère forgé l'un au savoir et l'autre à des expériences plus concrètes les divisaient. Ils se disputaient l'influence sur les autres hommes de l'expédition, chacun se réservant des appuis proches, un territoire de relations. Cela faisait trois semaines qu'ils cherchaient, sans résultat. Sam décida de retourner. Tommy poursuivait avec les membres de l'expédition acquis à son obstination.

Après une longue marche, Tommy découvrit une clairière, et en son centre, un temple en pierres polies légèrement recouvertes de mousse du fait de l'humidité qui chuintait et s'insinuait partout. Les vêtements étaient trempés de sueur et d'eau qui tombait des feuilles de gigantesques arbres, répandue par de légers mouvements d'air. Ce trou du manteau végétal ouvrait sur un ciel qui baignait le temple en ruine d'une lumière dense d'un bleu profond. Le ciel était couvert, et c'est comme si d'infimes particules de l'air s'étaient incarnées dans une matière qui relèverait du brouillard de hammam, mais coloré de bleu. Les embruns en mer avaient cette même densité, le groupe et Tommy décidèrent après une rapide observation de contrôle d'établir un camp ici. Il y avait des restes de murs qui pouvaient les abriter, aux pieds desquels il pourrait faire un feu, se restaurer et dormir. Un muret était couvert d'inscriptions et de dessins étranges, que Tommy n'avait jamais vu et dont il ne pouvait que extrapoler le sens.

Il semblait être question d'une catastrophe qui avait déchaîné des forces tellement puissantes que d'une ville avec ses rues et ses habitations, elles avaient fait une étendue où la Nature rebelle avait repris ses droits. Ce temple témoignait du changement qui s'était opéré et, à travers ses inscriptions, apparaissait la mémoire transcrite d'une civilisation qui avait disparu, laissant place au chaos végétal qu'était la forêt amazonienne. La disparition de cette cité qu'on devinait immense ainsi représentée s'était produit brutalement: des sortes de plantes qui pouvaient se mouvoir, avaient surgi, elles étaient signifiées par des fleurs légèrement stylisées, et avaient envahi la cité. Incrustant leurs racines dans les interstices infimes des pierres, elles avaient fait exploser les murs de la cité, s'en étaient prises aux habitants et les avaient chassés. Alors le règne végétal était advenu. Les hommes s'installèrent, se reposant des efforts de la marche: certains sortirent de leur sac une maigre pitance, quelques rations de biscuit qu'ils ingurgitaient avec du gibier chassé dont la cuisson arrivait à peine à attendrir la viande. S'appuyant sur un bloc, un des hommes provoqua un mécanisme qui fit basculer une pierre et il tomba dans un puit en poussant un cri atroce. Alertés les autres firent cercle autour, mais jetant leur regard, ils ne purent déterminer la profondeur du puit. Il semblait que leur compagnon fut mort dans sa chute, car ils ne l'entendaient même plus. Scrutant les ténèbres, ils virent des mouvements qui manifestaient une présence qui s'approchait en grimpant le long des parois à pic. Deux hommes pointèrent leur fusil vers la forme: elle émergea, deux bras végétaux effilés crissèrent en glissant sur le rebord et une couronne de pétales cernant un voile tremblant se présenta à la lumière du jour. Les mercenaires chargés des actions de force lancèrent un filet et la "chose" fut prise. Tommy vit la réalité sortir du domaine de la fiction, ainsi incarné par la créature qui tenait du règne végétal et animal, car ses formes étaient celles d'une fleur mais elle respirait et bougeait.

Devant cette apparition irrationnelle, Tommy voyait trembler ses connaissances scientifiques, et de leur socle elles churent car ce qu'il aurait pu prendre pour une légende racontée sous l'effet de drogues exotiques par Sam, s'était révélé et pouvait être montré: le chaînon manquant entre le monde animal et le monde végétal. Il retourna lui et ses compagnons pour rejoindre Sam et la deuxième moitié du groupe. Ils embarquèrent avec cette créature, retournèrent en Angleterre.

Une chaleur moite régnait dans la serre. Les plantes grimpaient le long des tuteurs, buvant la luminosité solaire à travers l’espace vitrée, qui faisait rayonner ce lieu d’une clarté rendue brumeuse par la condensation. Une jungle poussait, à l’aspect anarchique, où s’épanouissaient des variétés végétales venues des continents tropicaux. Rassemblées en ce lieu, les espèces prenaient place côte à côte dans cette vaste arche de Noé reposant sur le sol. Cette serre était la création la plus splendide et la plus visitée du château. Leur jardin contenait aussi une volière ou s'égaillaient, poussant des cris égosillés de manière furieuse, des oiseaux aux couleurs éclatantes dont l'aspect frappait l'œil de celui qui n'avait jamais visité les continents chauds. Pourtant la serre avait un charme supérieur, offert par une variété particulièrement étrange: au milieu de feuillages de verts nuancés, on apercevait une corolle blanche cernée de pétales bleu profond, une plante se dressait, sa hauteur était de un mètre cinquante environ et un doux duvet tremblait au rythme de ce qu'on n'osait pas prendre pour une respiration: et pourtant, cette plante vivait ainsi dépendante de l'oxygène qu'elle devait aspirer et souffler. Bien que pourvue de racines, elle puisait dans l'air autour d'elle des éléments qui lui permettaient de survivre. Ce n'était pas la main de l'homme qui lui avait permis d'ainsi mélanger les caractères végétaux à celui animal de se nourrir d'oxygène par un système respiratoire. Telle un joyau dans un écrin: au milieu d'autres espèces rarissimes, elle était l'énigme la plus mystérieuse de la serre du domaine, coincée par des griffes métalliques qui la maintenaient, à jamais, immobile.

FIN

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