Ciné-combat

Publié le par nicolas dumolié

Ciné-combat

 

 

On cherche à construire sa vie selon ses ambitions, et l’idée d’en cueillir au maximum tous les fruits. Les rêves dépassent l’individu et sont autant de comètes lancés dans le futur, l’esprit jeune en ébullition de cette contrée encore à défricher qu’il doit explorer, projette toute son âme dans la machine à explorer le temps d’HG Wells. Elle voyage dans l’espace du temps, et il conçoit dans les moindres détails un monde qui s’accorde à ses désirs. Cette machine est le cinéma, une puissance de suggestion qui enlève l’individu de son quotidien et le dépose en plein milieu d’un spectacle auquel il participe, héros fictif de drames et de passions humaines. Le ressenti se travaille comme le boxeur boxe son sac, avec avidité, ténacité, et on obtient une âme belle propice à éprouver des sentiments qu’elle n’éprouvait pas auparavant, pas de cette manière, pas avec cette intensité. L’amour adolescent est dépense d’énergie brûlé dans les sensations et l’appréhension de l’autre. Un cœur peut se former dans les salles obscures, il ressort plus serein, fortifié, mais des passions peuvent avoir encore prises sur lui.

Ainsi Jacques, longtemps à la recherche de lui-même dans la fréquentation des œuvres cinématographiques, phagocyté par le cinéma sur lequel il modelait l’image qu’il se faisait de lui, aborda dans un café une jeune fille plongée dans une revue de cinéma. Ils parlèrent.

« j’aime le cinéma mais je ne souhaiterais pas l’étudier à l’université » lui confia t’il, elle répondit qu’elle, au contraire, était étudiante en cinéma, et qu’elle préparait un mémoire de maîtrise sur le cinéaste Jean Grémillon, son œuvre durant la période de l’occupation, sa veine artistique qui le rendait plus proche d’un Renoir, d’un Carné, que de Autant-Lara, ou Duvivier. Jacques crût pertinent de citer l’article de Truffaut, et les goûts des cahiers jaunes qui s’élevaient contre la noirceur des sentiments que des scénaristes prêter aux personnages, alors que des cinéastes pouvaient choisir des projets plus humanistes.

Elle lui expliqua que l’université offrait des possibilités de rencontres intéressantes, elle discutait jusqu’à tard dans la nuit avec ses amis étudiants, de films vus, cette échange était propice à aiguiser son sens critique, et à nourrir moins d’à priori. Jacques dans sa solitude avait tendance à cultiver des formes d’amour indigeste et bizarre aux œuvres, il n’arrivait parfois pas à exprimer ce qu’il ressentait, cela le torturait, il écrivait des critiques, elles étaient ridicules, mal formés comme des monstruosités car il avait des connaissances mais parcellisées. C’était une souffrance, car l’image qu’il avait de lui-même était comme ça : en plein, en creux, avec des vides, des carences. Il était à moitié.

« je m’appelle Patricia », elle lui donna son numéro de téléphone.

Il se mit à fréquenter les séances de cinéma à la faculté, chaque mercredi, il la revit, les discussions avec les amis de Patricia le firent chuter dans sa propre estime, il avait cru être cinéphile, il avait simplement désiré l’être, et n’était pas parvenu à construire une vision suffisamment posée, tangible, exprimable de cette passion idéalisée : il n’y a pas de passion sans mot, il était détruit par le fait que ce lien qui devait le relier à l’autre s’effilochait quand il croyait le tenir. Il avait déjà 25 ans, et les films étaient plus des opérations chirurgicales dans son cerveau, qui prenaient greffe ou pas. Mais il était passé à côté, ses lectures de revue si exigeantes pour lui, ne le menaient qu’à cette impasse : le sabir logorrhéique des articles le tenait à distance de la parole. Il se sentait si emprunté, si lourd, les Cahiers du cinéma et Positif étaient en vente libre : entre journalisme et grimoire occulte. Cette langue si travaillée des universitaires de positif et des génies des cahiers ne se traduisait que au fond de sa tête : l’exprimer, il eut fallu avoir l’article sous la main, et en faire l’exégèse, comme un livre sacré truffé de paraboles.

Patricia sentait combien il était gêné, si maladroit, à s’affirmer si peu, elle ne comprenait absolument pas ces reculades, sa timidité alors qu’il l’avait approché, et abordé. Patricia détestait le psychologisme, elle aimait les hommes en acte, un soir, une fois partie la troupe, ils ne restaient qu’eux, il lui pesait, et elle allait lui dire de rentrer chez lui, qu’elle devait se coucher. Il lui demanda si elle l’appréciait, et si ils pouvaient aller plus loin dans leur relation, mais ses mots étaient lourds, décisionnels, contractuels, et elle le repoussa. On apprend à se connaître, on s’apprivoise, on n’obtient de l’autre qu’avec le temps, quand la confiance s’est installée.

Les années passèrent, il découvrit que le cinéma ça se pratique et ça se parle, comme on pratique une langue étrangère, il avait pris de l’assurance, mais regrettait avec amertume, Patricia, son corps, son visage, sa gentillesse, sa modestie, elle pourtant si intelligente.

Il avait toujours son numéro de portable, et se demandait et si… Ils se donnèrent rendez-vous à ce même café où ils s’étaient rencontrés. Patricia était stagiaire sur un long métrage, elle avait eu des expériences dans le milieu du cinéma et prenait des notes sur un carnet afin d’en garder une trace, de s’en détacher, de prendre du recul, et de s’améliorer. « passer de la théorie à la pratique, je t’admire » lui confia Jacques « il y a un tel discours de rapport et d’analyse sur le cinéma en France, qu’il étouffe les créateurs, qui ne peuvent faire que des films nourris à l’analyse textuelle, psychologique, sémantique ». Patricia lui rétorqua que certains films avaient des moments de grâce, étaient comme de l’eau claire, ou étaient purs de leur conscience de l’impureté, déniaisés. « je hais le naturalisme petit bourgeois du cinéma actuel » dit Jacques, mais il ne savait pas trop ce qu’il disait, « naturalisme petit bourgeois ? ». Patricia lui proposa de venir le lendemain sur le tournage du film auquel elle participait. L’expérience d’un tournage, où l’on voit derrière le rideau de fumée qui enveloppe la magie du cinéma, ce n’est que regarder se croiser des gens qui s’affairent, de la technique, de l’artifice. Certains cinéastes n’aiment pas tourner, certains acteurs n’aiment pas jouer, parce que c’est une lutte pour surmonter les obstacles et parvenir le plus près possible d’une idée préconçue idéale. Ensuite il faut être compris par les spectateurs dans sa démarche, toucher le public. C’est un travail laborieux, mais qui se nourrit des plaisirs de rencontre, d’échanges avec d’autres sensibilités et intelligence que la sienne propre, toutes soudées vers le but ultime : transformer une entreprise artisanale en œuvre d’art. Et jouir de cet art total comme à la vue d’une cathédrale.

Il regardait Patricia, elle aidait ici et là, savait avec délicatesse et sérieux se rendre utile. Il y avait des plans séquences où le jeu des comédiens, leur déplacement dans l’espace, étaient réglés par le réalisateur. Un peu comme un théâtre de marionnettes vivantes, la caméra comme un microscope captant aussi ce qui échappait aux textes, la valeur ajoutée de la vie même. L’alchimie de la « lanterna magica » était que le cinéma projetait le monde sur un écran, que l’illusion faisait vivre dans une réalité authentique : condensées, les émotions étaient une nourriture pour l’âme. A chacun sa magie, son illusion : la comédie, la pyrotechnie des effets spéciaux, le drame, à chacun sa préférence, son monde idéal. Mais ce monde idéal était sans cesse brisé par le réel, rendant même le réel inexprimable, invivable, ou plutôt il fallait savoir peser, considérer la nature de l’illusion, l’importance d’une illusion. Narcisse s’oubliait dans son reflet, alors que le monde actif dérangeait tout le temps nos prévisions, et que le cinéma était une réalité systématisée, tout échappait à Jacques, il devait s’adapter. De spectateur il devait devenir l’acteur de sa vie, non pas au service du metteur en scène, mais que la mise en scène le serve ou le desserve, il fallait établir une harmonie dont elle était au fond l’instrument. Ce qui échappait au prévisible faisait le charme d’une vie. Etre doué pour la vie n’est pas acquis, certains sont passifs, d’autres actifs. Certains la subissent, d’autres semblent en puiser leur force. Le cinéma c’est l’entre-deux de la fiction et du réel, de la magie et du documentaire, de l’invention et de l’enregistrement, en tout cas pour le spectateur, pour le metteur en scène c’est plier une machinerie à l’œuvre qu’il souhaite produire. Il est créateur.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article