loft story

Publié le par nicolas dumolié

Au centre de l'écran, filmé par des caméras perchées dans les arbres, les pylônes, les poteaux électriques à l'abri de son regard, se déplaçait un jeune homme. Il était, contre sa volonté, victime d'un jeu déplaisant que lui faisait subir en haut lieu des personnes hauts placés: une sorte de bande oligarchique de financiers, de politiques, des hommes de pouvoir en somme qui avaient décidé de s'adjuger le bon vouloir d'une vie, la volonté d'un homme, ses désirs, son ambition. Car à loisir, ils excitaient en lui, manipulant de grands organes de presse, la télévision, la radio, un désir d'arriver en perturbant ses impressions, et le trompait en lui faisant considérer qu'il sortait de l'ordinaire, qu'il avait quelque chose qui le singularisait: en lui cela prenait des formes fantasmatiques, ils voyaient comme sur les parois de la caverne de Platon des ombres qui dansaient et semblaient jouer une sarabande qui le fêtait. Il était prisonnier d'un imaginaire où en de courtes scènes se déployait une foule gagnée à sa grandeur. Le retour au réel était pour lui, le sentiment de profonde absurdité, de s'être fait avoir. Sa mère était le Monde, et elle se moquait du rôle à jouer qu'elle lui avait prêté. Sa mère n'était pas la mère castratrice, c'était la mère amante, désirée, qui riait de son impuissance. Ainsi convoiter les pots de confiture provoquait l'envol de l'aigle qui venait dévorer le cœur de cet infortuné Prométhée. Il en souffrait, et son désir inaccessible le narguait.

Les pauvres qui émigraient dans l'hémisphère occidental riche, opulent auraient pu valoir que l'on s'intéresse à leur convoitise pourtant ils étaient en bande, en "horde" comme les appelait le ministre de l'intérieur, et par là, ils étaient stigmatisés d'être une communauté. Lui par contre, cobaye idéal, était seul et n'ambitionnait pas de la même manière: il désirait des choses futiles et ce n'était pas une question de survie, il voulait être le héros de sa vie, en être fier, faire de sa vie une aventure réelle, intéressante. Pourtant en lui se produisaient d'étranges pensées: il se voyait, se comparait toujours aux autres. Et il ramenait toujours ses expériences à l'aune des expériences des autres: tellement obsédé par la quête de son identité, il avait cet étrange sentiment qui le taraudait que vivre sa vie, une vie parmi les milliards d'autres vies, ne valait pas la souffrance qu'exister lui causait. Il aurait fallu qu'il vive pour quelqu'un, pour un projet, quelque chose qui le dépasse et le porte, mais les engagements collectifs en eux-mêmes recelaient une part de compétition et par là, des perdants et des vainqueurs.

Dans une société où la compétition était entièrement la règle du jeu, tout avait une valeur marchande. L'image même d'un être humain valait parfois des millions de dollars, toute carrière même désintéressée faisait l'objet d'une ambition: l'art, la morale, le pardon, l'éthique, la conscience qui devaient au désintéressement leur valeur, étaient exploités cyniquement, parce que la tentation d'être au-dessus de la masse, d'être différent, de différer, d'être original, était le seul moyen d'échapper au sentiment de solitude angoissante au milieu d'une société d'anonymes, sans projet et sans valeur.

Ainsi faire preuve de bonté vous projetait parfois non pas dans un sentiment de reconnaissance universelle, comme rattaché à une valeur qui fondait le progrès de l'humanité, mais dans une sorte de sentiment d'unicité, d'exemplarité. Chacun aspirait comme un trou d'air dans une coque pressurisée, ce qui était autour de lui, tout ramenait à soi, à l'immanence de l'ego.

Toute pensée exprimée était une exposition fielleuse de soi, le mal de l'égotisme avait envahi tous les gens, le seul moyen d'échapper à cette horreur putride qui bouffait le moindre de nos désirs qui le chargeait d'arrières pensées, ou bien qui faisait retentir comme un gong tibétain la présence de soi aux autres, était d'espérer un lendemain meilleur, un avenir dans l'Unité: la solitude serait vaincue.

Ainsi l'expérience auquel se livrait ce cercle du complot était de démultiplier à son insu dans les médias l'image de cet homme terriblement seul, et de voir l'effet que produirait la solitude bien réelle confrontée à la multiplicité de son image et surtout à la pensée de l'incohérence que produisait en lui le fait d'être pris pour cible. Il était une sorte de cobaye auquel des stimuli étaient envoyés, des appels du pied: "regarde c'est à toi, c'est de toi, toi, tes idées, dans les journaux, des gens qui discutent à voix basse autour de toi, des regards te prenant pour cible, une appréciation portée par des gens dont tu ignores tout, mais dont tu sais qu'ils savent beaucoup de toi, le destin que l'on a tracé pour toi, jusqu' au bout". Ce jeune homme, appelons le K, avait le sentiment d'être cerné de sémaphores, et luttait contre un sentiment de plus en plus envahissant d'être semé à tous vents, et de lire ses propres pensées, dans leur détail, reprises par d'autres. Cela paraissait facile de sortir de cette schizophrénie, que K finisse par vaincre dans la réalité sa solitude car il n'était rejeté par personne, n'était soumis à aucun ostracisme, il n'aurait plus le sentiment compulsif d'un appel auquel il ne répondait pas dans la réalité. Pourtant il se sentait toujours incapable, se morfondait dans une image de lui-même qu'il salissait masochistement, sa claustration lui plaisait, il aimait s'enfermer. La meilleure façon de ne pas avoir de regrets était sans doute de ne pas vivre du tout. Sans doute vivre n'était qu'une manière de rater quelque chose, mais il lui fallait aussi adopter des stratégies de fuite, d'autruches, pour éviter de commettre un geste qui vaudrait sa propre damnation. Il était le prêtre et le pénitent, et les jugements qu'il portait sur lui même lui laissait le goût d'une profonde amertume. Il se comparait désespérément, c'était son truc: il ne pouvait pas marcher et aligner deux pas tout seul, il fallait que partout il y ait un point de chute, quelque chose qui l'attende, il avait peur de disparaître et pourtant il avait déjà disparu. Mais c'était comme rejouer toujours et toujours la disparition, le rejet par les autres, il était coupé du monde, et voulait à nouveau tout le temps ressentir la souffrance de cette exclusion, tomber dans les flammes, pouvoir peut-être se purifier par l'amputation. Peut-être avait-il raté quelque chose, mal ressenti un passage de sa vie, comme s'être déconcentré au mauvais moment et perdu le fil du récit de sa vie. Avoir été un étranger pour lui-même et n'avoir pas su saisir l'instant de la compréhension de toute l'histoire. Mais si un oubli/souvenir pesait sur sa conscience d'un poids mortifère, le fait de raconter sa vie devrait lui permettre de se délester, comme on ôte un appendice malade, gangrené. Pourtant lui-même agissait dans la vie en se comportant comme le chirurgien, c'est à dire qu'il faisait lui même l'opération en la rejouant de manière perverse, souffrant de par sa volonté: peut-être voulait-il simplement restaurer son unité ?.

L'exil et son acceptation le mettraient à l'écart de tout jugement: il serait l'entière victime de son comportement. Voilà le désir d'être anachorète parfois le traversait, car il avait parfois senti une profonde jouissance à être à l'écart de tout. Il aurait aimé que les gens soient complètement inconscients quand il les croisait dans la rue: ce regard qu'il imaginait constamment posé sur lui , appartenait à quelqu'un de parfaitement sarcastique, il se sentait moqué, son impuissance était risible. Il espérait à chaque fois voir des gens dont les soucis les feraient paraître tournés vers eux-mêmes, afin que le monde réel soit entièrement nié, et ne soit plus qu'un reflet d'images intérieures et non pas la source même des idées. Parce que pour lui c'était le cas: comment ne pouvait-on pas se rendre compte que la perception que l'on a du monde extérieur est entièrement le fait de l'âme?. Joie et peine, désir et rejet, plaisir et souffrance n'avaient aucun intérêt si on les dépossédait de leur subjectivité. Il recherchait une individuation intérieure. Et il avait des problèmes pour exprimer ses propres sentiments et il jugeait parfois les autres indignes de les recevoir, car ce qu'il endurait par solitude recouvrait comme de l'eau gelée ses tourments et ses joies. Et il savait que d'autres ne vivaient absolument pas dans une attitude d'appropriation de leur identité, qu'ils se laissaient simplement allés, suivant le cours de leur vie: il ne les jalousait pas, mais avait l'impression d'être incompris. Ainsi lui qui plongeait en lui, découvrait de manière irréelle des galions engloutis chargés d'or, mais peut-être n'étais-ce qu'un rêve?. Peut-être cette autonomie de penser qu'il revendiquait était comme les rêves de justice pour Don Quichotte.

Depuis que le nazisme avait meurtri le monde, on savait qu'il pouvait exister d'un côté un axe du Mal, et de l'autre un axe du Bien défendant des valeurs humanistes. Et il pensait que le fascisme prenait naissance dans une vision strictement corporelle de la réalité, attachée aux traditions, à la terre, au désir d'une race, au désir de certitude, alors que dans le monde moderne tout se bousculait, les temps changeaient à une telle vitesse, et seuls un monde intérieur et une compassion réelle générée par la conscience de sa propre dignité permettaient toujours un repli vers un havre autre que celui du rejet et la constitution d'une élite réactionnaire entre beaufs. Mais le doute était tout aussi dangereux quand il servait à nier tout, à tout faire exploser. Et puis c'était facile de mettre dans des catégories, de classer en grands agrégats, de caricaturer en mêlant et en retenant les caractères qui faisaient que... Alors que le Mal était en nous, en chacun de nous.

Ce qui valait pour les autres, valait-il pour lui?. C'était de l'outrecuidance d'exister déjà, il ressentait une profonde illégitimité à mener sa vie comme il faisait, alors peut-être il fallait pousser jusqu'au bout la négligence, se proclamer maître de sa réalité: mais il y avait ce regard qu'il sentait toujours, qui le mettrait bas, comme on jette à terre un soldat de son destrier, ce regard qui le jugerait et le ridiculiserait, lui donnerait envie de mourir une fois pour toute, parce que décidément on vit par vanité.

Les hommes du complot regardait sur leur écran leur cobaye, et souriait d'exciter en lui des désirs de grandeur, puis sentir combien il se sentait nul parce que dépossédé de lui-même. Il agissait soumis à des désirs qui lui semblaient étrangers. Il ne se voyait pas ascète et ne se considérait pas non plus comme rempli d'une avidité de gloire. Que voulait-il ? . A l'adolescence, comme beaucoup de ses camarades il traçait des plans de continents qui étaient des cornes d'abondance. Seul en Occident on pouvait en ce point rêver sa vie, avoir de l'ambition, car les moyens de l'éducation, la méritocratie, et les moyens financiers et culturels représentaient des passerelles vers un ailleurs: il y avait des frontières à traverser dont celle de l'écran de télévision ou de cinéma. L'inflation du moi que représentait le passage du hors champ des spectateurs, la fosse, au champ des gens célèbres, la scène, avait le pouvoir d'enivrer K. Que aussi rarement on compare la télévision en un dieu sacré des foyers, l'étonnait. Parce que véritablement dans une société d'images, traverser le tube cathodique était traverser le Styx. Ceci dit, beaucoup n'étaient pas dupes de l'univers de paillettes, de faux-semblants, où se croisaient des gens au narcissisme boursouflé, ayant perdu le sens de l'intérêt général, comme aurait du le représenter ce médium de masse qu'est la télévision, pour les intérêts particuliers de chacun: "la Société des Individus", tel était le titre d'un livre de Norbert Elias. Le monde réel n'avait pas été entièrement avalé par le phénomène du désir d'exhibition de soi. Beaucoup remettaient en eux le phénomène médiatique à sa juste place: un cirque, une arène, sur laquelle on projetait beaucoup, mais qui dépossédait tout le monde de sa vie. Lorsque le propos consistait à se déballer et que les règles du jeu étaient clairement établies, on pouvait comprendre que la télévision à la manière d'une loupe, grossissait une image qui, sortie d'un contexte de consensus et de langue de bois, pouvait apporter le charme d'une âme unique, de l'autre, et pour l'autre le plaisir de se donner, à l'envie.

Les gens étaient avides de second degré, car ils étaient le plus souvent privés du discours par les experts, qui s'opposaient en terme d'opinions qu'ils se renvoyaient avec de grandes tapes dans le dos. On n'avait jamais le sentiment d'un désir de s'approprier les causes et les problèmes de manière personnelle même sur les sujets les plus graves, de la part des intervenants habituels des talk-shows. On devait aller chercher dans des émissions abêtissantes, racoleuses, ce sentiment de gravité, qui est le propre de l'existence de chacun. Mais la vision de l'étalage d'une souffrance personnelle excitait aussi une manière de jouir de l'indignité d'autrui: mais c'était parié là que la nature humaine était mauvaise de façon innée. Que la souffrance est anti-spectaculaire, qu'elle doit rester profondément intime: mais que faire de la solitude des gens qui souffrent ?. Peut-être voir le spectacle de cette souffrance dispensait les gens d'agir dans la réalité, ils se sentaient dédouanés "d'être au courant". Surtout il y avait tellement à faire, comment soulager le monde?. On pouvait aussi émettre l'hypothèse que se rendre compte d'une vraie souffrance relativisait la sienne, mais lorsque on souffrait vraiment, on pensait en général que personne ne souffrait autant que soi. Ainsi la télévision excitait tout le temps cet idéal d'une communauté d'esprits, qu'elle créait des liens, qu'elle reliait les gens, qu'elle était une sorte d'Hermès technologique. Mais n'était-ce pas un mythe?. N'était-ce pas le propre de l'industrie du spectacle, de l'image depuis que le cinéma était apparu, que de mythifier le réel?. Les acteurs, actrices, gens de télévision, habitués du show-biz, tous étaient recouverts d'un vernis qui les fixait au centre des esprits, sur un petit îlot qui pourrait s'appeler "Avalon", le pays intemporel de la mythologie arthurienne. C'est l'immobilité incarnée telle quelle qui créait cet arrêt des jours qui passent. Le rendez-vous à des créneaux horaires établis, la figure de la joie de vivre où de la gravité toujours la même, donnaient un caractère sacré. On voulait échapper aux vicissitudes, aux imprévus, pour cela il fallait se désincarner et se réincarner dans la télévision. La télévision excitait un désir de réussir, la jalousie, et mettaient ces deux sentiments en abyme dans la télévision réalité, ce qui rapprochait d'autant plus les spectateurs des intervenants, en leur donnant de faux idoles prêts à toutes les bassesses pour arriver. Ainsi la télévision réalité offrait des archétypes de situation que chacun faisait siennes, et faisait paraître, le destin aidé par le montage du réalisateur, leur vie. C'étaient les règles du soap-opéra jouées dans une forme de réalité. La distance entre la scène et les spectateurs, le plateau télévisuel et les spectateurs, était un vide comblé de fantasmes. Pouvait-on s'en vouloir de désirer ?. Oui.

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