Melchior

Publié le par nicolas dumolié

Sorti du cinéma de quartier qui faisait l'angle de deux petites rues du centre ville, je repensais à la séance à laquelle je venais d'assister et le sentiment de profonde étrangeté que j'avais ressenti à la vision de ce film de Bergman: "les Fraises sauvages". Emmitouflé dans mon pardessus, une écharpe protégeant le bas du visage du froid particulièrement incisif, je remontais une artère cernée de bars qui jetaient des lueurs de néons aux couleurs criardes. Des relents de musique, de discussions de gens attablés me parvenaient, mes pensées étaient vaporeuses, indécises, flottantes à trouver un sens à ce film. Je n'avais pas l'habitude d'assister à ce genre de séances de ciné-club, projetant des films du répertoire, rares, devant un public rare. La conversation avec un client cinéphile de mon magasin de matériels informatiques, j'étais grossiste, avait dérivé sur les capacités ouvertes désormais à tout un chacun d'avoir une filmothèque chez soi en piochant sur le réseau internet des films à télécharger. Elle m'avait aussi renseigné sur la présence en ville de ce ciné-club dont j'ignorais l'existence. L'aspect un peu solitaire voire funèbre de cette séance me faisait frissonner autant que le froid mordant.

Je pris le métro et me retrouvais chez moi: mon studio où je vivais seul, avec un chat qui s'appelait Melchior, dont le pelage était d'une noirceur d'encre. Un verre léger d'alcool propice aux rêveries et aux bilans, et la musique de Miles Davis. Je me couchais, m'endormis et fis un rêve. Le lendemain, le jingle annonçant les infos de sept heures me projeta dans le monde réel que j'eus du mal à reconnaître. En état de léger coma, je me glissais jusqu'à la douche et dans un ronronnement ainsi qu'une sensation de caresse sur ma jambe, Melchior manifesta sa présence.

Je descendis jusqu'au café en bas de chez moi, pris le journal au kiosque et m'attablais devant mon petit déjeuner, servie par la ravissante Emma, aux sourires cajoleurs qui me salua d'un clin d'œil. J'ouvris mon journal, le parcourus, et la conversation de deux types accoudés au bar sur la mort d'une de leur connaissance, me fit repenser à des souvenirs: étaient-ce des souvenirs de ma vie, non c'était la nuit dernière, une séquence dans mon sommeil qui m'avait profondément troublé. C'était un rêve, le rêve de ma propre mort, je regardais de mon cercueil ma mère, mon frère, ma sœur, qui se penchaient vers moi, tous en tenue de deuil.

Mes yeux dérivèrent sur la rubrique nécrologique, j'y découvris, avec un frisson dans le dos, mon nom et l'heure de mon enterrement le jour même. Evidemment, parfois, la mort fait partie de la vie, mais sa mort peut-elle faire partie de sa vie?. Je me sentis comme tombant dans un précipice, une angoisse me pressait le cœur. Quelqu'un portant mon nom, cela ne peut être que ça, me dis-je. Puis je repensais au film que j'avais vu hier soir, et cette interrogation existentielle, et le rêve du personnage qui comme moi avait rêvé sa propre mort comme si un messager céleste était venu l'avertir, comme un rappel à l'ordre des choses. Ces coïncidences troublantes: le messager se manifestait aussi bien dans la fiction que dans la vie. Et quel était le sens de cette manifestation dans ma réalité?. Dans mon rêve, il y avait aussi Melchior couché sur mon corps allongé, je ne pouvais pas bouger, j'étais mort, et ses yeux jaunes aux pupilles noires me fixaient. Je décidais quand même par curiosité devant l'étrangeté de la situation à me rendre à ces obsèques à l'heure dite. L'église où devait se dérouler la cérémonie mortuaire était situé en périphérie de la ville. Je m'y rendis prenant des bus qui, quand je changeais de ligne, étaient de plus en plus vides. Le quartier dans lequel j'arrivais, était composé de maisons résidentielles, à l'aspect anonyme. Il y avait peu de gens dans les rues, et j'avais été le seul à descendre à l'arrêt de bus. Comme près et à la fois loin de la ville, ce quartier était protégé des agitations continuelles de la vie urbaine de la grande cité, c'était une zone où régnaient calme et ennui. J'arrivais à l'église, il y avait quelques personnes en noir qui se pressaient aux premiers rangs. Isolés et dispersés d'autres gens assistaient à la cérémonie, disséminés dans l'espace des fidèles. Je m'approchais discrètement du groupe pendant que le prêtre lisait un passage de la bible sur le salut des âmes honnêtes assurées d'être reçues et de siéger au Paradis. Trois personnes seulement semblaient être familiers de cet individu qui portait mon nom. C'étaient une vieille dame, et un homme et une femme d'âges moyens. Si peu de gens pour des obsèques me laissait penser que mon double avait une existence assez confidentielle. Le cercueil du mort reposait sur deux tréteaux, à la fin de la cérémonie je m'en approchais par curiosité morbide, je voulais voir le visage de ce mort, usurpateur de mon identité. Mais un des parents, une des personnes que je supposais telle, s'aperçut de mon intérêt et m'aborda: "vous le connaissiez?" fut sa question. Je bafouillais "oui, enfin non,...", embarrassé je me lançais dans une explication iconoclaste "je suis dans les pompes funèbres, je fais un stage d'embaumement, je dois, pour mon expérience personnelle, examiner le maximum de corps et apprendre à déceler la qualité des opérations qui ont été effectuées... pour rendre le corps le plus présentable..." Je pris ma respiration et continuait horriblement gêné: " sachez que je m'associe à votre douleur, croyez à la sincérité de ma compassion qui est réelle, s'agit-il d'un accident ou d'une mort naturelle?".

"Une belle mort, il est parti dans son sommeil, son âme s'est envolée de ce monde pour s'élever au ciel, où elle trouvera un repos mérité, car toute sa vie il fut un homme honnête et bon, un parfait gentleman!", il reprit :"ce qui me surprend c'est qu'il faisait le même métier que vous, nous sommes aussi dans les pompes funèbres, l'entreprise est familiale, vraiment c'est surprenant..., d'ailleurs si vous cherchez un emploi, on peut vous offrir une place, désormais elle est libre. Je suis le comptable, ma sœur s'occupe de l'accueil, ma mère est la dirigeante".

"Ecoutez, je ne sais pas" répondis-je. Il me tendit une carte de visite, et je sortis rapidement de cette église, déboussolé par la comédie que j'avais joué. Dans le bus que je prenais pour rentrer, je jetais un œil sur la carte et je fus surpris:

"Entreprise Melchior

La mort est notre destin"

On a parfois du mal à ne pas éprouver cette "inquiétante étrangeté".

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