Eden et chute

Publié le par nicolas dumolié

La neige tombait en flocons drus dans la petite impasse sur laquelle la fenêtre de ma chambre de bonne donnait. Ma propriétaire n’avait pas encore allumé la chaudière, cuve de cuivre épaisse sous laquelle un four recevait les seaux à charbon. J’étais frigorifié, assis, devant la table qui me servait de bureau et de table à manger. Emmitouflé d’une couverture épaisse, je réchauffais mes doigts en exhalant de petits nuages de respiration. Ma machine à écrire grâce à laquelle j’espérais pondre le plus grand best-seller que l’édition n’avait jamais osé rêver, restait comme un fauve aux aguets. Elle me dominait avec ses dorures et ses petites touches que je ne parvenais pas à éveiller. Ce monstre froid et mécanique me jetait des ondes de dégoûts anéantissant mes rêves de gloire. Mon imagination s’était retirée dans les profondeurs de mon esprit, si loin, que mes yeux devaient paraître livide comme des eaux mortes. A ma droite un miroir accroché au mur, auquel je lançais des œillades comme pour me dire c’est moi, j’existe.

Au dehors j’entendis un pas pressé, c’était Miss Folish, la voisine d’en face dont l’appartement possédait une fenêtre par laquelle parfois je l’apercevais se coiffant avec des gestes empreints d’une grâce certaine. Elle était séduisante mais je demeurais à jamais en périphérie de son existence. Ses chaussures montantes écrasaient la neige et provoquaient ces petits tassements si plaisants à entendre. Elle pénétra dans son logis et ne fit pas attention à ma présence qui guettait son regard. Me voilà pauvre et esseulé, avec mes économies qui s’amenuisent et ce roman qui ne veut pas naître. Le poids mort de mes désirs pesait comme un couvercle sur l’innocence qui m’eut permis de créer. J’étais plus ambitieux qu’écrivain, plus en manque de vie, de reconnaissance et d’amour, que compositeur d’œuvres qui déborderaient comme un flot trop contenu de ma tête pour garnir des pages. Affamé, voilà ce que j’étais. Il fallait vivre et aimer, la solitude créait une béance dans laquelle disparaissait mon énergie vitale. User de son corps pour s’enrichir d’expériences nouvelles, après tout je ne perdais rien à vivre plutôt qu’à créer. Mais alors comment payer cette dette au « liber imperator », à toute cette littérature qui m’avait transporté et surtout voir le monde autrement, en me donnant la possibilité de l’habiter plus pleinement ? Peut-être de la magie ? L’alchimie aussi transformait les choses pour les faire paraître autre, et créait de la matière précieuse à partir de débris. Désirer être un magicien des mots, mais pourquoi pas celui de la matière après tout. J’avais pris l’habitude d’aller m’éveiller grâce aux ambiances électriques des troquets : parfois l’alcool pouvait ouvrir certaines vannes de la conscience, elle s’inclinait alors, et permettait aux puissances créatrices de jouir de certaines libertés. Je raclais mes fonds de poche : pas le moindre sou. Il me fallait faire signer un mandat à la banque si je voulais profiter du temple de Bacchus. Justement sur le chemin, il y avait cet ami qui logeait en haut d’un immeuble sous un toit mansardé.

Il s’adonnait à des recherches d’un genre particulier. De la vraie alchimie, pas celle des hallucinations éthyliques, celle dont les grimoires ouvraient les arcanes au bout d’études fastidieuses qui demandaient la connaissance de langues exotiques. Celle qui était destinée à vous apprendre les secrets de la matière. J’enfilais mon manteau et sortit. Il habitait tout en haut d’un immeuble dont les premiers étages étaient occupés par un journal. Au-dessus, des bureaux de notaires se disputaient des clients. L’escalier résonnait du bourdonnement du travail qui avait cours dans ce lieu d’intense activité : tout d’un coup une porte s’ouvrait, un commis se précipitait et courrait transmettre l’information. A l’étage des notaires, c’était déjà plus calme : des veuves éplorées traînant derrière elles des enfants orphelins d’un père, essuyaient des larmes de crocodile emportant avec elles les clauses testamentaires de leur défunt époux : elles avaient l’air digne.

J’arrivais à la porte du logis de mon ami. Je frappais, nul mouvement audible ne se fit dans l’appartement. Je frappais à nouveau plus fort et l’appelais : « Hector, c’est Louis, ouvre ! ». La porte restait clause. Je finis par sentir une étrange odeur : je regardais mes pieds, une fumée poisseuse s’échappait du bas de la porte. Je tournais la poignée, la porte n’était pas fermée à clé. Hector était allongé sur un divan vert : sa main pendait et un flacon se trouvait par terre. Au sol une épaisse fumée se répandait. Semble t’il, elle s’échappait du flacon. « Diable ! », je me précipitais, et secouais son corps inerte. Je lui donnais de légères tapes sur les joues, afin de le réveiller, mais il semblait plongé dans une profonde léthargie : il respirait. J’ouvrais le vasistas pour donner de l’air à la pièce, et rebouchais le flacon. Tout d’un coup, ses lèvres remuèrent, et sa parole fut celle d’un explorateur cheminant dans un monde inconnu, dans une dimension où nos lois physiques étaient ignorées. Il avait les yeux ouverts, mais il ne voyait rien, ou plutôt il voyait au-delà du réel, en lui, si profondément plongé dans des espaces qu’il traversait. Je regardais autour de moi, bercé par le récit de sa voix monocorde : il y avait des plans sur les murs, des signes cabalistiques, des grimoires se serraient sur des étagères rivées au mur. « Les nuages sont comme des rêves qu’on fait, ils sont les miroirs de notre imagination, ils gravitent dans le ciel comme des parties de notre inconscient et ne sont lisibles que par les esprits ouverts aux sentiments et aux expressions de leur âme… » Des instruments de laboratoire étaient posés sur une table : des tuyaux de verre, des flacons, des entonnoirs, des bougies pour chauffer les préparations, tout cela dispersés, et des feuilles volantes griffonnées de formules chimiques, de schémas d’atomes. Je pris conscience que mon ami avait renoncé à ouvrir une porte dans l’univers réel, que ses travaux désormais se basaient sur les capacités du cerveau humain, sur ses zones inexplorées dont un médecin de Vienne bâtissait des théories qui faisaient rugir la communauté des pragmatiques conservateurs. Il y avait d’autres moyens plus efficaces pour voyager que le transport physique : devant nous il y avait les forces intérieures, pulsionnelles, celles des rêves, du désir, de la vie qui chahutaient les nuits de n’importe quel humain.

Hector eût l’esprit consumé par son produit, il en resta hébété et prostré. Je sus désormais que l’art devait avoir à faire avec l’obscurité de l’homme, qu’il portait sa renaissance au sein même du non maîtrisable et pas dans des calculs d’harmonie : briser le rapport au réel, déconstruire, aller au-delà de la beauté, factice et séduisante, aller au cœur de l’étoile.

Il restait quelque goutte de liquide dans le flacon. Je m’en emparais, et le glissais dans ma poche. Pour Hector, le sort s’était joué de lui, mais je devais à mon tour m’immerger sans me noyer dans ses zones troubles qui avaient aspiré mon ami. Je prévins un médecin, et retournait dans ma chambre. Je posais la flasque avec son liquide vert et visqueux sur mon bureau. Je regardais mon reflet dans le miroir, je souhaitais avant tout pouvoir acquérir l’inspiration qui jaillissait de ce nectar. Je le souhaitais, dussé-je mettre mon propre équilibre mental en danger. Comme c’était tentant, quelle attraction cela exerçait sur quelqu’un d’aussi frustré que moi de ne pouvoir réussir à dépasser les limites d’une littérature formellement rattachée à la normalité. Il fallait que cela s’échappe de moi, que ça m’échappe, que mon contrôle m’échappe, que les murs que je dressais contre le chaos disparaissent.

J’humectais mes lèvres au goulot au flacon, mes mains tremblaient, j’aspirais le venin et regardais ma page. Pendant quelques minutes, rien ne venait, je ne sentais aucun changement à l’intérieur de mon être. Puis je me sentis emporter par une vague énorme qui brassait avec elle des sons et des images. Je pensais à la réalité de toutes ces perceptions, elles possédaient un degré de réalisme et une attraction si puissante qu’elles me faisaient tour à tour frémir, désirer, aimer, détester, haïr, aller d’un champ à l’autre de mes émotions. C’était en moi, et c’était hors de moi, un reflet qui me semblait étranger, d’une étrange étrangeté, mais qui révélait cette violence des pulsions que je trouvais si séduisantes désormais alors que ma conscience m’empêchait de les percevoir telles qu’elles étaient, un déluge d’une force irradiante de vie. Je m’approchais par degré des scènes primordiales qui m’avaient faites, aussi lointainement enfouies en moi, que seul ce produit permettait de faire remonter des tréfonds de mon être : « je me connais parfaitement, j’analyse la moindre inflexion de ma pensée, je sais d’où tout vient, qu’est ce qui me fait, c’est une conscience pure de soi, une entière connaissance de chaque partie de ma vie, les moindres secondes, je me souviens de tout, chaque être est, oui, l’échelle de toute chose en ce monde ».

Je commençais à griffonner. Je pouvais décrire la moindre seconde de sa vie, et la transformais comme si je baignais dans un flux qu’il pouvait modifier à son gré pour changer en touche précise les évènements et les expériences de sa vie. Drôle de posture de Yogi : jamais je me saurais cru capable d’intérioriser sans difficulté. Pénétré de ma vie, je la faisais obéir comme je le souhaitais pour marquer des jalons et avancer sur des chemins encore inconnus de moi-même.

« Je suis un être sans corps. J’ai abandonné mon corps, il y a des années. Toutes les infinies variations de ma sensibilité peuvent s’exprimer. Je suis le réceptacle de tous les sentiments. Comme un fluide, ils s’épanchent en moi comme une source qui ne semble jamais se tarir. De temps en temps, je me nourris. D’œuvres. D’art. J’ai largué les amarres avec le monde vivant. Je me sens vivre mais pas dans ce monde. Ma subjectivité est ma Loi. Je suis le prisonnier qui ignore sa prison. J’ai l’amour d’une liberté illusoire, une liberté qui n’a pas de limites. J’ai cessé de désirer. Je ressens aussi par moment, l’infini, puis il me quitte et je ressens une extrême fatigue, une profonde lassitude parce que je gravis une montagne qui n’a pas d’hauteur. Je n’arrive jamais nulle part, mon épanchement s’épuise de lui-même, auto dévoré par lui-même. C’est un fluide qui perd sa saveur. J’ai inventé un miroir. J’y convoque des fantômes et je leur prête une bienveillance infinie. Toute mon énergie, tout mon désir est d’être irradié par leurs regards. Je suis un croyant qui s’ignore. Parce que malgré tout, ce monde imaginaire est de ce monde. Si seulement je pouvais l’avaler et le rendre conforme à mon désir, j’atteindrai un bonheur infini. Mais rien ne reste. Tout s’échappe, ne laisse aucune trace. Elles s’effacent au fur et à mesure qu’une pensée, une émotion, un sentiment succèdent à l’autre. Peu à peu je me vide. Et il ne subsiste rien que le goût amer d’un rêve oublié. »

Nauséeux, j’ouvrais les deux battants de mes volets, et me jetais par la fenêtre, brisant le charme de l’inaccessible beauté. Une calèche passait à ce moment sous ses fenêtres. Je me brisais la jambe atterrissant sur son toit. Le cocher emmenait une dame de la haute société à sa soirée. Le cocher hurlait qu’on lui avait abîmé la toiture de son fiacre : « ce type est saoul, autant le laisser là… Est-ce que je bois à tomber des fenêtres ? Non, c’est scandaleux. » La passagère un peu troublée par cet incident le pria de le conduire à l’hôpital.

Louis ne se fit pas remarquer par le médecin pour sa jambe cassée mais pour son hébétude. On le plaça en observation dans le pavillon des fous. Il y retrouva Hector. Les deux amis rêvassaient ensemble en tenant des propos incohérents, accrochés à un délire commun.

« on pourrait se parler pendant des heures »

« on pourrait se taire aussi »

« oui on pourrait parler ou se taire, on éprouverait autant de plaisir »

« oui se taire »

Ce genre de pitrerie fut qualifié par le psychiatre de délire verbal, annonciateur d’une ère où chacun communiquerait dans une forme viciée d’idéal sans rapport aucun avec le réel. Pas de chaîne, mais une liberté qu’aucun opiacé ne conférerait à personne. Puis le délire fut intrusif dans la langue des deux compères, il finit par déconstruire les phrases, puis les mots, jusqu’à rendre le langage primaire : imaginez deux singes se parlant par onomatopées.

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